Résumés

 Liste par ordre alphabétique des auteurs

 

Lisa CARAYON, Université Paris 13

L’adieu aux pauvres. Construction d’une économie funéraire à destination des indigent·es

Cette communication se donne pour objet d’exposer le contexte juridique particulier permettant l’émergence d’une « économie de la mort des pauvres ». À travers l’étude de la législation nationale et de la situation particulière de la ville de Paris, elle propose d’analyser la façon dont sont prises en charge les dépouilles des personnes non-identifiées ou dont les proches n’ont pas les moyens de financer les funérailles.
On rappellera dans un premier temps l’historique des funérailles des pauvres. On montrera que cette activité est passée progressivement de la compétence des églises à celle des municipalités mais aussi que ce domaine est l’exemple typique d’une délégation de la solidarité nationale à la solidarité familiale. On soulignera en particulier la façon dont la stigmatisation de la misère a véritablement pu s’opérer sur les corps, notamment par la pratique de l’abandon du corps des « indigents » à la dissection médicale.
On étudiera ensuite l’économie actuelle des funérailles des indigent·∙es. On soulignera la façon dont, en réalité, la prise en charge des funérailles des pauvres est bien souvent déléguée par les municipalités à des structures privées, notamment en raison de l’ouverture à la concurrence du marché du funéraire, qui a conduit à la disparition d’une grande partie des régies municipales. À partir de l’exemple parisien, on exposera alors la façon dont des « produits » ou des « prestations » funéraires sont spécifiquement conçus pour les funérailles des personnes indigentes. On soulignera, par l’étude de ces prestations, la façon dont les funérailles des pauvres donnent lieu à une organisation géographique particulière, notamment par la concentration des tombes dans des lieux spécifiques et excentrés.
L’exemple parisien sera l’occasion de souligner la façon dont l’économie de la mort, parce qu’elle génère un public « captif » est également le lieu d’un certain contrôle des vivants. On étudiera alors l’articulation entre prestations de solidarité, travail social et contrôle de la misère. On notera en particulier la manière dont le droit permet et organise une vérification des conditions d’accès à la solidarité municipale, à travers une rhétorique de la lutte contre la « fraude ».
Loin de ne considérer les personnes placées en situation de misère uniquement comme les victimes de cette économie du funéraire, ce travail sera l’occasion de souligner la façon dont, historiquement, ces funérailles marginalisées n’ont pas seulement été « subies » mais ont également donné lieu à des résistances collectives. On montrera notamment que la menace d’une prise en charge minimale des corps a conduit à la construction de « caisses de solidarité » ou à la création de mutuelles d’assurance-obsèques par les personnes pauvres elles-mêmes.
Cette proposition de communication peut donc utilement s’intégrer dans le deuxième axe de ce colloque sur les économies de la misère. Elle explore en effet tant la conception de produits et de services spécifiquement destinées aux personnes pauvres que la façon dont ces produits génèrent une organisation particulière de l’espace urbain.

 

Frédéric CHAPPEY, Université Lille 3

Problématiques induites par l’iconographie de la misère dans l’art de la sculpture du XVIIIe au XXIe siècle : entre vérité et transcendance, entre compassion et dénonciation

Si les représentations de la misère et de la pauvreté ont été plutôt bien étudiées en histoire de l’art en ce qui concerne la peinture et surtout l’estampe depuis le XVIIe siècle avec des artistes comme Le Caravage, Murillo et Jacques Callot, puis au XIXe siècle par de nombreux peintres naturalistes, il n’en a pas été de même avec l’art de la sculpture du fait de la rareté des œuvres traitées sur ces sujets sensibles, aussi peu commerciaux. Pourtant, une étude documentée sur ce sujet pratiquement inédit révèle qu’il n’en est rien. En effet, il est particulièrement troublant de constater que l’art de la sculpture n’a pas été insensible à ces iconographies particulières, que ce soit dans sa composante publique née de commandes officielles ou dans sa composante privée, fruit d’étonnants achats réalisés par des collectionneurs fortunés.
Dès le XVIIIe siècle, dans une Allemagne du Sud largement catholique, se constitue autour du sculpteur Simon Tröger (1694-1768) puis après lui, une sorte de communauté d’artistes œuvrant sur cette thématique de la misère et de la pauvreté par une production fort onéreuse de statuettes « polychromes » en bois et ivoire particulièrement saisissantes de vérité, dont il est difficile de comprendre la présence dans les intérieurs cossus de la haute société européenne de cette époque, puisque certains exemplaires se retrouvent jusqu’à la cour de l’impératrice Catherine II de Russie.
Dès ce moment, apparaissent déjà les diverses problématiques éventuellement concernées par ces thématiques liées à la représentation de la souffrance et du désespoir des déshérités et des laissés-pour-compte de la population. Toutes les sculptures qui traiteront désormais de ces sujets, oscilleront entre une volonté de leurs créateurs d’exprimer, soit de la compassion devant le spectacle dramatique de la misère afin de susciter attendrissement, commisération et empathie, soit de l’hostilité devant une catégorie sociale jugée responsable de son état et surtout dangereuse pour la société.
Au XIXe siècle, les sculptures de Canova, David d’Angers, Préault, Carpeaux, Barrias ou Rodin, mais aussi les terres-cuites des Graillon, puis au XXe et XXIe siècles, les œuvres de Gargallo, Barlach, Real del Sarte et jusqu’à celles de Maurizio Cattelan, forment un panorama complet des différentes attitudes possibles devant le drame de la pauvreté et de la misère, depuis le simple constat et la recherche de vérité, jusqu’à la dénonciation, sans omettre transcendance et sanctification d’une pauvreté appréhendée comme vertu et modèle d’une vie.

 

Semih ÇELIK, Koç University (Istanbul)

Poverty and Charity between Solidarity and Competition in Constantinople (1700-1750)

On 14 March 1723, a certain Hafız İbrahim, “a man from the ranks of the poor,” submitted a petition to sultan Ahmed III. In his petition, he was asking for mercy and compassion of the sultan, for the 5 akçe he has been receiving as a vazife daily from the budget of customs of Istanbul was abolished as he was denounced to be dead by some “men of evil.”  We are not sure as to how his demand for his right to vazife was responded; however, cases like İbrahim’s and hundreds of other poor in Constantinople throughout the first half of the 18th century prove to be of utmost importance in understanding the economies of poverty and charity of early-modern Middle East.
This paper is based on the story of a novel mode of charity, vazife, that existed during the reign of sultan Ahmed III (r. 1703-1730) and abolished right after his dethronement by a series of rebellions that took place in 1730. Once the salary given to the lowest ranked Ottoman clerks or employees and to the workers of waqfs, vazife transformed and extended into charity through the mobilization and utilization of social knowledge by the poor of Constantinople. The details of that transformation awaits the interest of historians; still, hundreds of petitions (mostly appearing in uncatalogued files in the Prime Ministry Ottoman Archives) submitted to the Sultan every year shed light on how those who claimed they were poor and eligible to charity defined and understood their own situation and the charitable relationship they were part of. This paper argues that while the emergence of such charity was a result of the solidarity among the poor as reflected in the petitions, the same charity has also been the reason for competition and conflict among the poor. Cases like Hafız İbrahim’s are raised in other petitions, telling the story of the tactics of the poor in having access to a vazife, sometimes against the interests of other poor.
By discussing vazife as charity, this paper aims not only at contributing to the history of poverty and charity in the Ottoman Empire, but also at deconstructing the idea of charitable relationship/gift economy that is claimed to create solidarity among the beneficiaries and subordination towards the donor. The paper gives agency to the poor for they were active and in solidarity within the transformation of vazife into a charity economy, and they were part of the rebellions that dethroned the “beneficent” sultan in 1730. However, on a different level, the poor acted against the interests of each other, as evidenced by the petitions that were hitherto neglected by Ottoman historians and contemporary Ottoman and non-Ottoman works that will be employed in this paper.

Lorenzo COCCOLI, Link Campus University (Rome)

From Salvation to Profit: The Case of the Ospizio Apostolico of Rome (1692 - c. 1750)

In 1692, pope Innocent XII ordered an immediate ban on public beggary, reorganizing at the same time the three main hospices of Rome to provide shelter for the poor forced to move away from the streets. The declared purpose of the order was to better fulfil the Christian duty of mercy in both its dimensions, corporal and spiritual as well: as the papal bull held it, the whole thing was about «taking care of the salvation of [the poor’s] souls, as well as of their bodily needs». The newly formed «Ospizio apostolico» was thus meant to supply the needy with food, clothes etc., but also, and more important, with a strict discipline and a supervised religious education. In line with this ideal duality, two «jurisdictions» were created: the first one, entrusted to an ad-hoc Congregation composed by a mix of ecclesiastical and lay notables, was given authority over temporal (i.e., administrative) issues; while the second one, commended to the religious order of the Scolopian Fathers, was intended to deal with spiritual matters.
The plan and the regulations of the papal hospice were published in 1693, along with an apologetic pamphlet – La mendicità proveduta nella città di Roma – devised to justify the operation and to overcome objections raised by those attached to a more traditional concept of charity. One of the main line of argumentation was based on what is known to be one of the most widespread delusions among this kind of institutions: the somehow utopian idea that they could sustain themselves just through the income derived from the work of their inmates. Work is conceived here, primarily, as a medium for the moral improvement of the poor; but it was also seen as capable of generating, like a sort of by-product, a surplus revenue sufficient to cover the administrative costs of the hospice, taking the weight of poor relief off the community.
Focusing on this case study in the first half-century of its life, and contrasting its official self-representation with the registers documenting the reality of its day-to-day activities, in my intervention I will point out:
i) how the aforementioned, self-imposed constraint – i.e., the necessity to make money from inmates’ industry in order to justify the very existence of the institution – will eventually reverse the order of priority originally attached to work-discipline, overshadowing its moral purposes to the benefit of its economic dimension. Indeed, the archive records show very well how the main concern of the hospice administrators gradually shifted from «taking care of the poor’s souls» to extracting a profit out of their hands. This means to call into question those old explanations – but still not completely disappeared from the scholarship on the subject – which held that institutions such as the workhouse were born to respond to the demands of a rising capitalism in need of a docile workforce; on the contrary, here it was the very institutional logic of the hospice which begot the first seeds of a profit-driven rationality.
ii) how this transformation from a disciplinary to an economic institution was all but unhindered. Soon enough, conflicts arose: a) between the Congregation, concerned about maximizing the net gain of the enterprise, and the Scolopian Fathers, who defended instead its original spiritual function; b) between the central administration of the hospice and its inmates, who resisted the increasingly stricter regulation imposed on them while trying to raise their productivity; c) and, finally, between the Ospizio in its newly redefined role as an economic agent and the wider productive community of the city, fiercely hostile to exclusive rights and patents granted by the popes to the hospice in hopes of realizing its dream of self-sufficiency.

 

Emilie CORDUCCI, Université Lumière Lyon 2

Sont-elles misérables parce que prostituées ou prostituées parce que misérables ? L’analyse de Léon Bizard (1872-1942), témoin de la misère

Léon Bizard fut médecin principal de la Préfecture de Police de Paris. Il exerça au sein de la prison pour femmes Saint-Lazare durant 35 ans. Dans une section particulière de cette prison, les prostituées dites « filles publiques » y étaient amenées pour « se faire blanchir » des maladies vénériennes. À travers le récit de son expérience professionnelle, d’échanges retranscrits d’avec les prostituées de toutes catégories, colligés dans ses ouvrages, ses articles scientifiques et documents de travail, Léon Bizard offre un témoignage, sans équivalent, de la vie misérable de ces filles de noces. Il dépeint dans un de ses ultimes ouvrages la vie quotidienne, les trajectoires sociales, les stratégies individuelles de ces femmes et les règles de fonctionnement de cet amour mercenaire. Il nous donne ainsi accès à un tableau complet de la prostitution parisienne du début du XXe siècle, quasi-romancé mais non inventé, dressé au plus près des intéressées : « Dans cet ouvrage où l’imagination ne tient aucune part et qui a le mérite d’être exact et sincère, j’ai voulu simplement montrer comment se déroulait la pitoyable existence des « filles » dont j’ai connu des centaines de mille »1. Léon Bizard touche le lecteur par ce qu’il décrit, mais surtout par ce qu’il raconte. Homme se dévoilant lui-même sensible et affecté par la misère sociale qui l’entoure « Décidemment, je mérite le reproche qui me fut adressé un jour ce de n’avoir pas « l’esprit pénitentiaire » »2, il dresse un portrait de cette vie miséreuse digne d’un roman naturaliste. Mélangeant les polyphonies narratives, il incarne et humanise par son verbe « la vie des filles », évitant avec soin le discours misérabiliste, tant honni, de ses adversaires abolitionnistes. L’analyse de ce récit de vie contraint à s’interroger sur l’implication des représentations dans l’identification des causes de la misère et sur la nature des remèdes à apporter. L’étude de Léon Bizard révèle la difficulté des intellectuels de l’époque à identifier la cause principale de la misère. Cette analyse nous oblige à discerner deux types de misère corrélés, mais dont la causalité n’est pas déterminée : la misère sociale et la misère morale. Léon Bizard partage avec ses prédécesseurs et contemporains médecins hygiénistes et populationnistes, le discours naturaliste sur le miséreux. C’est l’absence de sens moral individuel qui entraîne la misère sociale ; la condamnation et l’emprisonnement ne pose pas de problème à la morale commune. On doit protéger les honnêtes femmes, les enfants, l’institution du mariage et la famille de ces dépravés innés. Cependant, Léon Bizard ne reste pas indifférent aux arguments économiques et sociaux utilisés par les abolitionnistes. Il écrit : «on ne naît pas prostituée, on le devient »3 ; la crise économique, le chômage conduisent les femmes sans ressource vers la prostitution. En revanche, la cause individuelle de la misère, l’essentialisme du comportement moral priment sur la cause macrosociale. L’environnement devient un facteur déterminant si la force morale de l’âme est d’abord défaillante. Il intègre dans son discours le refus de la double morale concernant les mœurs, licencieuse pour les hommes et sévère pour les femmes. La misère sociale est le corollaire de la condition précaire de la femme en tant que femme par rapport à l’homme. Il affirme avec Dumas fils et peut-être, qui sait, avec Hélène Brion4 que « la faute de la femme c’est le crime de l’homme »5.

1 Léon Bizard, La vie des filles, Grasset, 1934, p.1.
2 Léon Bizard, Souvenirs d’un Médecin des prisons de Paris, Grasset, 1925, p.158.
3 Léon Bizard, La vie des filles, Grasset, 1934, p.85.
4 Hélène Brion, féministe pacifiste, emprisonnée à Saint-Lazare le 17 novembre 1917.
5 Léon Bizard, La vie des filles, Grasset, 1934, p.12.

 

Jean-Claude DAUMAS, Université de Franche-Comté

La « France pauvre » ou l’image inversée des « Trente glorieuses » (1965-1974)

L’idée est en train de s’imposer que, pendant la grande période de croissance des années 1950-1970, les contemporains auraient largement été aveugles aux contradictions et aux limites de « l’abondance » (cf. C. Pessis, S. Topçu, C. Bonneuil, Une autre histoire des « Trente glorieuses », La Découverte, 2013). Il existe pourtant toute une littérature critique sur les « limites du bien-être », les « dégâts du progrès » et les « oubliés de la croissance ». La dénonciation de la pauvreté, qui reçoit un large écho dans la grande presse, en constitue une pièce essentielle.   
Dans La France pauvre qu’il publie en 1965 (Grasset), P-M. de La Gorce, journaliste et gaulliste de gauche, est le premier à attirer l’attention sur la persistance de la pauvreté dans une France qui n’a jamais été aussi prospère. Pour lui, « tout se passe comme s’il existait, entre l’expansion et la pauvreté, des rapports monstrueux mais indissociables ». Ceux qu’il appelle « les vaincus de la prospérité » regroupent les personnes âgées (« un tiers au moins, la moitié peut-être des Français de plus de 65 ans vit en état de pauvreté absolue »), les petits commerçants, les petits paysans, les travailleurs pauvres (2 millions de salariés qui gagnent moins de 500 F par mois) et les immigrés (« les parias de la nation »). Selon lui, la situation des vieux résume à elle seule le sort des pauvres : ils comptent sou à sou, mangent rarement de la viande, sont mal logés, font peu appel au médecin et ne partent jamais en vacances.
La question suscite de nouveaux livres à la charnière des années 60 et 70 : Le quart monde. La condition sous-prolétarienne de J. Labbens en 1969 (Editions Science et service), La France sous-développée : 15 millions de pauvres de J-P. Launay en 1970 (Dunos-Actualités), Les exclus de R. Lenoir (Seuil) et Vaincre la pauvreté dans les pays riches de L. Stoléru (Flammarion) en 1974. Si ces livres prolongent La France pauvre, ils en divergent sur les frontières de la population étudiée (Launay escamote les travailleurs pauvres et les petits commerçants mais ajoute les handicapés) et sur ses effectifs (les évaluations oscillent entre 5 et 15 millions), mais n’en renouvellent pas beaucoup les descriptions. Ce discours sur la pauvreté est remis en cause par l’émergence, au début des années 80, de la notion de « nouveaux pauvres » qui accompagne l’entrée dans la crise et le délitement de la société salariale.
Afin de comprendre comment se construit le discours sur la pauvreté qui se cristallise dans les années 65-74, à un moment où les sociologues ne mènent pas de recherches sur cette question, cette communication cherchera à répondre à une série de questions:
- A partir de quels critères les auteurs définissent-ils la pauvreté en l’absence d’un critère quantitatif rigoureux du type « seuil de pauvreté » ou d’enquêtes qualitatives du type « pauvreté en conditions de vie » largement utilisés aujourd’hui ?
- Comment tracent-ils les frontières du groupe? Quels sont les critères qui justifient l’intégration ou le rejet de telle catégorie de la population au sein du groupe des pauvres ?
- Quelle description font-ils de la situation de pauvreté ?
- Quels sont les mécanismes économiques et sociaux qu’ils pointent à l’origine du développement de la pauvreté dans cette période de croissance caractérisée par le plein emploi ?
- Comment justifient-ils les « remèdes » proposés qui tournent tous autour d’une extension de l’Etat-providence ?

 

Akouété Galé EKOUE, Université de Lomé, Togo

« LE DÉPOTOIR EST UN SAUVEUR ! » La fouille des ordures comme un moyen de subsistances à Lomé

À Lomé, l’avènement des réseaux d’exportation des matières recyclables au début des années 2000 a fortement contribué au développement des activités de récupération. Parmi les nombreux citadins croupissant sous le poids de la misère, certains trouvent dans cette activité, l’opportunité d’avoir un revenu minimal pour leur survie. C’est ainsi qu’on aperçoit sur les décharges de la ville de Lomé, des hommes, des femmes et des enfants qui fouillent à longueur de journée les ordures que viennent déverser les charrettes des pré-collecteurs à la recherche de matières recyclables. Pour ces populations, le dépotoir constitue une mine d’or alors que la société le perçoit comme un lieu dangereux où les risques d’attraper des maladies, de se faire agresser par des truands ou encore de rencontrer des esprits malfaisants sont élevés. Objet de moqueries, d’insultes et de rejets, ces travailleurs du dépotoir sont souvent assimilés à des fous et suscitent du dégout et de la pitié au sein de la population. Malgré la stigmatisation sociale qui les touchent et les risques de blessures et de contamination encourus, les fouilleurs d’ordures sont présents sur les décharges toute la semaine pour travailler. En partant de l’hypothèse que l’activité de récupération constitue un moyen de subsistance pour des populations vivant dans des conditions misérables, dans cette communication, il s’agira de faire une description de l’activité de récupération telle qu’elle se déroule sur les décharges de Lomé et de montrer par la suite comment la fouille des ordures participe de la lutte quotidienne des récupérateurs contre la misère.
Du point de vue méthodologique, le corpus a été constitué grâce à une enquête qualitative. Celle-ci a consisté à recueillir des récits de vie auprès des fouilleurs d’ordures sur les décharges de boka et de lycée respectivement dans les quartiers de Akodessewa et d’Amoutiévé à Lomé. Cette technique a été couplée avec des observations directes parfois participantes au cours desquelles des photos ont été prises.
Mots clés : fouilleurs d’ordures, récupération, matières recyclables, misère, Lomé.

 

Carlo FERRARI, Università degli Studi di Teramo (Rome)

Identité en cours : Marginalité sociale des mendiants dans la Rome Baroque. Un examen critique

Cette contribution veut approfondir le thème de la marginalité sociale des mendiants dans la société d'Ancien Régime, à partir du cas romain.
Pendant longtemps l'historiographie du paupérisme dans l'Ancien Régime a parfois pris pour acquis le line entre l’extrême indigence matérielle de ces personnes et leur marginalité sociale: l’idée est que le mendiant, le plus souvent, est celui qui vit dans une condition permanente d'extrême pauvreté, qui manque d'une maison et d’un travail et qui, par conséquent, est obligé de recourir à l'expédient de demander l’aumône pour survivre.
Bien que ce type d'analyse soit sans aucun doute valable pour certaines catégories de pauvres, elle a aussi contribué à cristalliser et diffuser une image des mendiants de l'Ancien Régime, comme des gens indigents et impuissants.
Une historiographie plus récente a, en revanche, commencé à s’intéresser aux biographies des pauvres: en particulier, à leur capacité d'action directe dans les processus administratifs, politiques et économiques les affectant (à ce sujet sont particulièrement pertinentes les études de Tim Hitchcock et Steven King pour le cas anglais, ceux de Laurence Fontaine pour le cas français, ainsi que ceux Angela Groppi pour le cas romain).
Cette contribution s'inscrit, donc, dans cette courant d'études. Ma question de départ consiste à se demander si la mendicité n’était qu’une condition d’exclusion à éviter à tout prix, la dernière étape d’une dérive sociale irrésistible et à sens unique, ou aussi une pratique de survie, certainement d'émergence, mais utilisée à l’occasion par une partie signifiante de la population active?
Je vais essayer de répondre à cette question à partir de l'analyse du « Libro di tutti i mendicanti di Roma dell’anno 1626 ». Ce document, se trouvant dans le fonds de l'Ospizio Apostolico San Michele dans les Archivio di Stato di Roma, énumère, avec des détails inhabituels pour l'époque, les conditions physiques, de propriété, de logement et sociales des centains des mendiants qui étaient présent cette année dans la « Città Eterna ».
Les dossiers les plus complets arrivent à montrer le nom des pauvres, les caractéristiques de l'infirmité, la durée du séjour à Rome, la profession exercée (actuellement ou dans leur passé) et les conditions du logement.
A travers l'analyse de ces données, je veux étudier certains aspects concernant les modes de vie et les conditions matérielles des mendiants de rue. En effets, les sources montrent qu'une partie importante des mendiants présents à Rome à cette époque avaient un foyer ou, en tout cas, un lieu de vie, et utilisaient la mendicité pour payer son loyer et, dans certains cas, pour la famille à charge.
Dans mon intervention, je vais, donc, illustrer comment, dans la Rome de l'époque, la mendicité ne concernait pas seulement les malades chroniques ou les personnes âgées, mais aussi d’autres nombreuses personnes qui s’en servait comme tactique de survie de courte période en cas d'infirmité temporaire, de manque de travail ou, parfois, de nécessité d’intégrer leurs salaires.
Ceci étant, nous ne pouvons plus penser la mendicité simplement comme «le dernier stade de la marginalité sociale» mais, il faut la comprendre aussi comme une condition transitoire et réversible, à laquelle ne correspondait pas forcement l’indigence matérielle absolue de la personne.
Sous cet angle, la mendicité plus qu'une condition de vie bien déterminée, impliquant la privation et l'indigence absolue, nous semble être un instrument de gain, un « amortisseur social » utilisé aussi par les travailleurs dans les périodes des difficultés.

 

Constance de FONT-RÉAULX, Johns Hopkins University (Baltimore, États-Unis)

Les porteurs d’eau et l’économie de l’eau rare au temps du renouveau hydraulique et des compagnies privées parisiennes (v.1760-v.1770)

This presentation will explore how engineers and entrepreneurs of the 1760s and 1770s inherited a specific representation of water-carriers and transformed it to advocate for their projects to the King and the public. Following Vincent Milliot’s cultural history of the Cris of Paris and Déborah Cohen’s study of the nature of the people1, I aim to explore how engineers used water-carriers’ alleged destitute qualities, inclination for violence and tumult, and lack ofqualification to incarnate the economy ofwater scarcity they claimed to put an end to helped with their new waterworks. I will hence analyze how the imaginary of misery became an advertising tool in the context of the development of a new economic market led by private water companies and consisting in the commercialization of water.
I will start by describing how water-carriers are characterized in artistic and literary works to later explain how entrepreneurs transformed it in their pamphlets, memoirs, and prospectus. From being the symbol of the lower classes, water-carriers and their misery became that of a dysfunctional water system characterized by pollution and water scarcity. This axis sheds light on how representation of misery circulated, were appropriated, and transformed in prerevolutionary Paris.
In a second moment, I will explain why entrepreneurs needed to discredit water-carriers. In the 1760s and 1770s, two companies – the Compagnie des Eaux filtrées and the Compagnie des Eau de Paris – started to commercialize water in unforeseen manner. The former filtered water and delivered it in stoneware jugs and the latter imagined and later built a waterworks consisting in private fountains and in running pipes, which would deliver water into one’s house. From a water carrying system organized on the scale of neighborhoods and based on intrapersonal relations, these companies imagined a metropolitan and therefore impersonal system. In a fragmented city, their lack of local roots was highly problematic to seduce new customers. In discrediting water-carriers and the raw resource they delivered, entrepreneurs could assert that the good they newly provided was worth its cost. To create a new water market, entrepreneurs needed to characterize water carrying a market of misery.
Finally, I will end this presentation by challenging entrepreneurs’ claims in studying more closely water-carriers and water carrying. Though water carrying was an activity that anyone could embrace (an aspect that the police continuously asserted during the long eighteenth- century), not all water-carriers were poor. Some formed partnerships with a family member or a neighbor and served a regular clientele, allowing them to create a small enterprise. I will study the nature of the relationship that united water-carriers to their clientele and explain how it contributes to the history of the failure of the previously mentioned companies. The economy of misery, they characterized, was then not enough to overthrow water carrying. Interestingly the political scientist Karen Bakker describes a similar situation in global south cities2 – an aspect that may start an interesting discussion.

1 Vincent Milliot, Les cris de Paris ou le peuple travesti: les représentations des petits métiers parisiens, XVIe-XVIIIe siècles, Nouvelle éd (Paris: Publications de la Sorbonne, 2014); Déborah Cohen, La nature du peuple : les formes de l’imaginaire social, XVIIIe-XXIe siècles (Seyssel: Champ Vallon, 2010).
2 Karen Bakker, Privatizing Water: Governance Failure and the World’s Urban Water Crisis (Cornell University Press, 2010).

 

Lucie GOUJARD, Université Grenoble Alpes

Le surgissement des icônes photographiques

Notre communication se propose de revenir sur les enjeux posés par l'avènement de la photographie dans l'expression de la misère dès la seconde moitié du XIXe siècle.
Visualité inédite, la photographie conduit de manière inattendue à la naissance d'images dites d'actualité, d'une répercussion émotionnelle universelle, que l'on s'entendra à nommer : icône. La plus célèbre sur ce sujet demeure sans doute La mère migrante de Dorothea Lange qui avait paru en Europe en 1936 et la plus récente Le petit Aylan, photographie datée du 2 septembre 2015 par son auteure Nilüger Demir.
Ces images sont indéniablement célèbres et l'on conserve en général aussi la conscience de leur potentiel impact. Mais on ne retrouve en revanche que très rarement restitué l'historique de leur production. Autrement dit, dans la seconde moitié du XXe siècle, on s'est demandé où menaient ces icônes mais pas vraiment d'où elles provenaient.
Nos recherches se sont donc attachées à démontrer que même si elles sont présentées comme des images de presse, de reportage, il n'en demeure pas moins que ces photographies sont avant tout issues d'une tradition photographique de représentation qui a immédiatement alliée photographie artistique et témoignage et très vite aussi fait se rencontrer photographie artistique et politique.
Ainsi, d'un côté les représentations sont inspirées des grands modèles de la peinture et des arts graphiques, de l'autre, par la répercussion émotionnelle ainsi obtenue, elles deviennent des icônes documentaires, à l'impact universellement partagé.
Cette recherche autour de l'origine de ces images est très longue et méticuleuse à mener, puisqu'il ne s'agit pas de rapprocher d'évidence visuellement des photographies ressemblant à des tableaux mais de restituer les sources, le discours des photographes sur ce sujet particulièrement du pauvre en photographie (Pourquoi et comment représenter la pauvreté en photographie ?). L'on constate ainsi par exemple que c'est en grande partie le goût pour les scènes de genre du XVIIe siècle, ainsi que le naturalisme du peintre Millet qui est toujours à l'oeuvre dans ces productions qui associent image esthétique et répercussion émotionnelle. Enfin, dernier élément inattendu, le plus impactant sans doute, et que le caractère déjà iconique de ces images, en même temps que leur dualité, va être conjugué ensuite avec la puissance narrative de l'édition photographique, et versé notamment dans l'édition dite de presse illustrée et/ou de reportages. Ce qui va accentuer la sensation « documentaire » autour de ces images. Ce ne sont alors plus, en quelque sorte, des images, des illustrations, mais un vrai système narratif qui opère et qui a un impact à la fois sur les medias et le sensible.
On peut dès lors légitimement poursuivre l'interrogation sur cette nécessité de faire régulièrement surgir des icônes photographiques – images avant tout originellement ambivalentes - dans la production des visions sociales de la pauvreté.
Cette recherche initiée en 1998 a fait l'objet d'une première publication en 2009 et fera l'objet d'une présentation actualisée d'éléments encore inédits à l'occasion du colloque Les marchés de la misère (2018-2019).

 

Michèle GRENOT, ATD Quart Monde (Paris)

Les plus pauvres hier et aujourd’hui, regards croisés et utiles ?

Dès les premières années de ma rencontre avec le mouvement ATD Quart Monde, j'ai été frappée par la volonté de Joseph Wresinski, fondateur de ce mouvement, de confronter la recherche historique et l'action avec les plus pauvres de son temps, lors de séminaires, colloques et de voir combien « l'une et l'autre gagnent à considérer que les dépossédés d'histoire sont des partenaires précieux pour que la science historique contribue à une autre histoire des hommes 1 ». Lors d'une intervention dans un colloque « de la connaissance des pauvres » en 1995, je trouvais que la recherche me semblait avoir avancé sur certains points.
- Une prise de conscience importante: des historiens (comme M Mollat, B. Geremek, JP Gutton, A Farge...) ont pu dire leurs difficultés : les documents sont ceux des lettrés, hommes politiques, de justice, médecins,  religieux ou philanthropes  qui portent un regard extérieur à la pauvreté.
- Une compréhension plus globale de la pauvreté dans une définition de M Mollat reprise par d'autres, en terme de dénuement matériel, mais aussi en terme d'exclusion sociale, politique et culturelle.
-  Il ressortait d'un colloque à l'université de Caen, organisé par cette université et le mouvement ATD Quart Monde en 1989 que, plus que tout autre, les plus pauvres sont victimes du regard porté sur eux par les autres, parce qu'on ne les a pas laissés s'exprimer et parce qu'ils n'ont pas écrit l'histoire, regard souvent négatif. N'est-ce pas le rôle de l'historien d'analyser ce regard, lourd de préjugés ? Un chantier immense s'ouvre devant nous, concluait Michelle Perrot. ... C'est pourquoi l'initiative de ce symposium semble une belle opportunité de le relancer.
Je soumettrai une proposition de réflexion critique à partir de représentations des plus pauvres en quatre étapes : dans l'Ancien Régime, le plus pauvre perçu comme un mendiant, vagabond, truand, misérable, le temps de la Révolution française qui fait souffler un vent de liberté. Et pourtant que gagneront les plus pauvres ? Avec la révolution industrielle, le pauvre est l'ouvrier des classes dites « laborieuses, dangereuses » relayé depuis la période post industrielle par le pauvre considéré comme un assisté. De ces représentations vont découler des prises de position politiques, des mesures prises comme l'enfermement, l'évolution du droit du travail, l'assistance 2 ...
Se placer du point de vue des plus pauvres en faisant une analyse critique de ce regard et en essayant de retrouver des traces des plus pauvres eux-mêmes, comme l'on fait certains historiens, cela semble difficile mais possible, grâce au recul du temps, au recoupement des sources et à une connaissance apportée par les pauvres d'aujourd'hui pour tenter de poser des bonnes questions à l'histoire. Vivre dans la misère, c'est une souffrance qui vous assaille et rend difficile l'accès aux droits fondamentaux qui sont supposés garantir une existence digne d'un homme. La recherche pourrait alors rendre hommage aux victimes de la misère hier et aujourd'hui, en leur restituant une identité plus juste. Le chercheur ne trouve-t-il pas là des pistes de recherche et la société toute entière ne gagnerait-elle pas en humanité.

1  L. Join-Lambert, Introduction, « Le Quart Monde partenaire de l'Histoire », Revue Quart Monde, Dossiers et documents, 1988.
2 M. Grenot, « Pourquoi la recherche historique doit-elle tenir compte du point de vue des plus pauvres? » In La connaissance des pauvres, Groupe interuniversitaire Recherche et pauvreté GIReP, Les Editions Travailler le Social, 1995, Bruxelles.

 

Lucie GUYARD, Université de Rouen

Coton et misère féminine dans la généralité de Rouen à la fin de l’Ancien Régime

En 1786, le traité d’Eden est signé entre la France et l’Angleterre. L’onde de choc que provoque notamment la baisse des droits de douane entre les deux pays, et l’arrivée sur le marché français des textiles anglais, touche directement le secteur cotonnier normand. L’activité textile dans la généralité de Rouen, et notamment le travail du coton, constituent alors l’un des piliers économiques indispensables à l’équilibre financier de nombreux foyers. Déjà mis en difficulté depuis plusieurs années par la perte de débouchés commerciaux, la crise qui touche alors ce secteur d’activité fait naitre un chômage endémique.
Des solutions sont vainement mises en place, elles ne parviennent pas à absorber la masse de nécessiteux qui se mêlent alors au flux régulier d’indigents qui arpentent déjà campagnes, villes et villages. Tous ceux et toutes celles qui n’ont pas recours aux circuits d’aide reconnus (locale, prônant notamment la remise au travail sur la base géographique de l’appartenance paroissiale reconnue) sont depuis plusieurs années arrêtés pour mendicité et/ou vagabondage. Deux mots qui à la fois se mêlent et se distinguent selon la conjoncture, selon l’officier qui croise l’interpellé. La mise en place de mesures visant à réduire les risques supposés qu’engendre l’existence d’une telle population a déjà une longue histoire, qui souligne leur efficacité bien relative, et leurs résultats bien peu probants. C’est cette population, en marge des aumônes reconnues, arrêtées pour son inactivité, ses déplacements et sa demande d’aide individuelle hors des institutions de référence légales, qui nous intéresse. Plus particulièrement, les femmes qui constituent une part non négligeable de ces sociétés, essentielles donc à leur compréhension globale. L’intérêt pour ces dernières est né des propos régulièrement violents qui sont tenus à leur égard par de nombreux penseurs du XVIIIe siècle. Attaquées dans les textes qui visent à résoudre le problème de leur existence, elles apparaissent souvent comme plus responsables et plus blâmables de leur situation que ne le sont leurs compagnons. Comment étudier cette masse de personnes qui n’écrit pas, et qui nous apparait donc dans le prisme et sous la plume d’une société avec laquelle elles n’ont que peu d’interactions physiques régulières ?
D’une manière presque antinomique, ce sont les archives des institutions qui visent à les faire disparaitre qui nous permettent aujourd’hui de les observer. Les sources de maréchaussée, volumineuses, nous donnent à lire notamment les procès-verbaux de leur arrestation, les interrogatoires menés par les officiers, et les sentences prononcées à l’égard de ces femmes. Bien que filtrés par les normes institutionnelles, et par le libre arbitre de l’interlocuteur qui les représente, ces écrits nous livrent des informations remarquables pour l’étude de notre sujet. Pour l’année 1786, et celles qui lui font suite jusqu’aux premiers mois de 1790, le registre d’entrée au dépôt de mendicité de Rouen compte 1180 enregistrements de détenus, dont 336 femmes, soit 28,5%. À partir de ces cas, et des informations que nous pouvons retrouver à leur propos dans les sources de maréchaussée, nous pouvons nous interroger sur le lien entre la crise du secteur textile et la population des plus démunis maintenus de force entre les murs du dépôt. Les propos tenus à l’égard des femmes trouvent- ils ici le terreau nécessaire à leur justification, ou ne font-ils que masquer une réalité bien plus pragmatique ?

 

Dorra HARRAR, Agence tunisienne de la formation professionnelle (Tunis)

Misère, choix économique et systèmes de solidarité en Tunisie

   La misère souvent assimilée à l’extrême pauvreté, peut-être dans une définition plus large définie comme un important manque dans les domaines économique, social, culturel et psychologique. Elle concerne donc, un plus grand nombre que celui des individus subissant une grande pauvreté. Reste que souvent, la pauvreté aggrave la situation de ceux qui subissent ces différents manques. Par ailleurs, le passage du pauvre au misérable ne cesse de s’accélérer : pour ne prendre qu’un exemple les SMICAR et les petits fonctionnaires peinent de plus en plus à se loger.  
 Il n’est pas aisé d’aborder le phénomène de la misère dans tous ses aspects, l’objectif de cet article est d’examiner les instruments de régulation dont dispose la Tunisie pour lutter contre ce phénomène.
La problématique posée est celle de savoir si les systèmes de solidarité traditionnelle résisteront aux changements socio-économiques que vit le pays et comment les systèmes de régulation formelle peuvent compenser leur déclin.
  Après une brève mise au point du contexte socio-économique, son évolution et ses influences sur notamment le comportement des familles, nous essayerons de voir s’il est judicieux d’être optimiste et de rejeter les thèses parsoniennes en comptant sur la force des spécificités culturelles d’une population musulmane dont l’éthique impose l’entre aide ?
Notre problématique soutend plusieurs questions :
-    Quels sont les indicateurs qui identifieront la misère et sa production ?
-    Que peut l’éthique face au développement des tentations consuméristes1 ?
-    Quelles sont les forces pouvant lutter contre le délitement des liens familiaux et sociaux ?
-    La famille (quel que soit la catégorie sociale à laquelle elle appartient) n’est-elle pas la cause de la misère de ses membres ? avec ses exigences, son manque de discernement et de tolérance et plus généralement ses stratégies erronées ? (les mères qui financent leurs enfants pour immigrer clandestinement, le rejet des individus qui ne correspondent pas aux normes sociales de réussite matérielle notamment, de pratiques sexuelles etc.2   
-    La même question peut se poser pour les amis, les collègues, les voisins et la société toute entière
-    Quel est le rôle des acteurs institutionnels (Etat, syndicats, entreprises et société civile) ?
-    La misère n’est-elle pas indispensable à une économie, fragile, extravertie, endettée,
 avec un taux de chômage important (plus de 16%, il touche notamment les diplômés de l’enseignement supérieur, il est plus important chez les filles 46% des diplômées et au-dessus de la moyenne nationale dans les régions de l’intérieur où il peut atteindre 50%   ) ? Facteur économique, il est aussi social, culturel, psychique et politique. Le système néo libéral adopté et l’intégration d’une telle économie ne peut pas garantir le plein emploi, au contraire le chômage risque de s’aggraver ses multiples conséquences ne sont pas encore rationnellement identifiées. En face, quels espoirs représente l’économie sociale et solidaire ?
Mon article se base sur les ressources suivantes ; Statistiques nationales, témoignages et études de différentes associations, ainsi que des articles scientifiques concernant des questions sociaux économiques et culturelles.

1-L’islam, ne condamne ni le consumérisme, ni l’enrichissement ; seule condition le Hallal  
2-1.500 migrants clandestins tunisiens portés disparus en mer (FTDES 2017).

 

Caroline IBOS, Université Rennes 2

Des glaneuses sous surveillance. Contrôle des corps et peur des pauvres [1830-1880]

Oublié jusqu’au film précurseur d’Agnès Varda [Les glaneurs et la glaneuse, 2000], le glanage réapparaît aujourd’hui, moins comme une réponse à l’indigence économique que comme un mode de consommation alternatif et une forme émergente de résistance politique. Ainsi, alors que les mouvements freegans et déchétariens revendiquent une éthique du glanage, on peine à imaginer qu’il fut au XIXe siècle l’enjeu de débats majeurs, politiques, économiques et même iconographiques, dans le contexte d’un exode rural différemment apprécié, d’une affirmation du droit de propriété et d’un contrôle de la pauvreté. De ces controverses il reste notamment Des glaneuses, le tableau de Jean- François Millet représentant des femmes sans visage, courbées vers la terre sous le regard des laboureurs et du garde champêtre, et dont la charge politique qui fit scandale au Salon de 1857 s’est aujourd’hui évanouie.
Le glanage est un travail pénible qui consiste à ramasser dans les champs, à mains nues, les épis et les grains que les moissonneurs ont oubliés. S’il s’inscrit dans un droit des origines, un édit d’Henri II vint dès 1554 le codifier pour le réserver « aux gens vieux, débilités de membres, aux petits enfants ou aux autres personnes qui n’ont pouvoir ni force de scier ». Maintenu tout au long de l’Ancien Régime parce que tiré des écritures bibliques, sa validité fut néanmoins contestée et les parlements en limitèrent l’application : on ne peut glaner qu’après le lever et avant le coucher du soleil ; on ne peut utiliser d’outil ; on ne peut porter la récolte que dans son tablier et sur son dos et la vendre est interdit. Réservé par le droit aux plus déshérités, dans les faits « ce sont ordinairement les femmes qui vont glaner les champs », ainsi que le précise en 1770 la notice « glanage » du Grand Vocabulaire françois,
Au XIXe siècle, et violemment après 1848, le droit de glanage est remis en cause parce qu’il porte doublement atteinte au droit de propriété : non seulement des femmes glanent sur les champs d’autrui, mais encore elles soustraient la nourriture aux animaux justement qualifiés de « glaneurs », soit les chèvres et les moutons. À deux reprises, en 1853 et en 1871, le régime pénal du glanage est discuté au Sénat, qui le qualifie d’ « inutile patrimoine des pauvres » et l’assimile au « brigandage ». Dans le même temps, les tribunaux condamnent les délinquantes qui ne peuvent établir la preuve de leur misère physique, sociale et économique.
Cette contribution s’appuie sur différents corpus: archives du Sénat, mélanges de jurisprudence, dictionnaires de police, traités d’agriculture, ainsi qu’un fonds d’iconographies ordinaires (illustrations de chants populaires, cartes postales, faïences ...). Je propose de réinscrire ces descriptions et ces représentations des glaneuses dans une gouvernementalité caractérisée par le double contrôle exercé sur les femmes et sur les pauvres. Le contrôle sur les pauvres des campagnes, dont les sénateurs redoutent les archaïques « jacqueries », s’exerce dans ce cas par une assignation des glaneuses à la misère : elles doivent prouver être indigentes afin d’avoir le droit de le rester, puisque le produit de leur labeur est exclu du cycle économique. Or, appliquant l’esprit patriarcal du droit civil napoléonien, les tribunaux reconnaissent l’indigence à celles-là seules qui prouvent ne bénéficier d’aucune tutelle masculine, qu’elle soit paternelle ou maritale. Ces femmes vaincues par l’indigence et soumises au contrôle des hommes de pouvoir, inspirent une figure inversée de la soumission : la jeune glaneuse innocente et désirable, allégorie de la terre nourricière et d’un monde des campagnes alors perçu comme déchu.

 

Pierre LACOTE, Musée des Beaux-Arts (Lyon)

Vision commune et évolution politique de l’artiste face à la misère de son temps du début à la fin du XIXe siècle : Théodore Géricault (1891-1824), Gustave Doré (1832-1883) , Camille Pissarro (1830-1903)

Pour ces artistes, peintres et dessinateurs tous les trois, il ne s’agit pas d’une vision objective mais d’une interprétation du réel, une proposition d’images personnelles révélatrices du choc sensible que la misère provoque chez eux et qu’ils veulent offrir au spectateur comme témoignage à la fois artistique et politique. Si l’on compare leur approche, on constate un fil conducteur commun. Chacun va privilégier le dessin, cette technique qui permet, pour le spectateur, une proximité avec le geste de l’artiste, qui n’est pas différé de son observation comme souvent dans les peintures. Cette observation correspond à cette veine réaliste qui apparaît à l’intérieur du premier romantisme avec Géricault. Traditionnellement le dessin est le préalable de la peinture, ici il s’affirme comme une œuvre à part entière. Autre point commun, Il est significatif  que Théodore Géricault, Gustave Doré et Camille Pissarro se soient intéressés à la misère telle qu’elle se développait à Londres. La Grande Bretagne passait pour être la concentration même de l’excès industriel dans ce XIXe siècle qui voit le développement de l’industrialisation en Europe de l’ouest. L’urbanisation qui en résulte provoque le déplacement d’un grand nombre de personnes dans des centres très concentrés d’industries qui nécessitent l’emploi de nombreux ouvriers. Les conditions de travail, d’habitation, d’hygiène vont provoquer une misère nouvelle et inédite par son ampleur et sa brutalité.  De Géricault à Pissarro il y a une maturation politique progressive, vécue à l’intérieur de la classe d’origine de ces artistes, la bourgeoisie.
Géricault est reconnu comme peintre notamment pour ses sujets historiques et ses portraits. Pourtant ses prises de position politiques au sujet du Radeau de la Méduse vont l’amener à exposer ce tableau contesté en Angleterre. A Londres, L’intérêt qu’il éprouve pour les conséquences des pressions du pouvoir sur le peuple, déjà observées en Italie, va s’intensifier. Plusieurs lithographies rendent compte de cet intérêt.
   Gustave Doré connait de son vivant un immense succès d’illustrateur dans toute l’Europe. À Londres Il reçoit une commande : pendant cinq ans trois mois par an il parcourt la ville, avec ses beaux quartiers et ses zones d’atroces misères. Sa description est celle d’un journaliste qui prend position avec l’acuité d’un esprit aiguisée par des années de lectures des grands textes, la Bible, Don quichotte, la Divine Comédie, avec lesquels il sait faire correspondre des images saisissante d’habileté. La découverte de la capitale anglaise va le plonger dans un enfer contemporain qui lui rappelle l’univers dantesque. Les dessins, Les illustrations qui vont naitre sont un constat comme chez Géricault
    Camille Pissarro vient d’une géographie différente, celle des Antilles. Son engagement politique semble éloigné des peintures impressionnistes qui ont fait sa réputation mais ses dessins ne s’éloignent pas du regard qu’il porte sur les passants qui occupent ses paysages urbains, au contraire ils se rapprochent de leur vie personnelle pour en préciser la force désespérée. Les turpitudes sociales (1889-1890) sont également le constat d’une misère dont chacun a la possibilité de comprendre les causes. Mais Pissarro a lu les textes de Bakounine et de Proudhon ses convictions anarchistes ne s’expriment pas dans un militantisme violent mais par une vision lucide du monde où le désespoir est contrebalancé par une révolte, une position qui refuse l’effondrement.

 

Senya LUBISICH, Citrus College (Glendora CA, États-Unis)

A systemic solution to a traditional problem: Poor Houses, Labor, and the “Mob”

Between 1750 and 1850, states on both sides of the Atlantic implemented “Poor House” programs. Stated goals were the eradication of mendicancy, rehabilitation of the poor, and benevolence. Using founding documents, police bulletins, internal communications, and regulatory declarations, this paper takes a comparative look at the programs that developed in Paris and Mexico City, considering the role that the two programs played in specifically eliminating “undesirable” elements from their respective revolutions and more generally organizing the poor to satisfy economic and social aims. Regulation of the poor did not draw on progressive ideals or enlightenment thought as much as it relied on traditional and ecclesiastic paternalism to maintain conservative aims within the respective revolutions and to preserve a labor pool for the most menial of tasks.
The differences between the Parisian programs of ateliers de charité or de travail and the Mexico City Poor House are significant and divide along categories of scale, location, and secular versus ecclesiastic control. Additionally, the Mexico City Poor House confronted categories of race or “castas” that were not at issue in the Parisian example. These differences parallel the different aims of the respective revolutions – the French being a first foray into liberalism while the Mexican sought to conserve monarchical privilege in a new and racially diverse society.
Nevertheless, the similarities are equally significant and provide insight to the systemic regulation of poverty, from identification and evaluation to the political machinations, and to the extent to which “containing” the poor served both economic and social purposes. In both the French and the Mexican example, a new society was being created. The French began a political experiment against the tradition of the ancien regime while in Mexico the Spanish sought to transplant and develop a society that held to the traditions of Spain within the geographic and cultural diversity of the Americas. Irrespective of particular political aims, the solutions to the persistence of urban poverty relied on paternalism rooted in ecclesiastic principles and structures that both France and Mexico shared.
This paper asserts that rather than seeing the programs of ateliers or Poor Houses as progressive steps toward social relief, these programs should be viewed with a longer historical read that connects the ecclesiastic mandate of alms-giving to the proto-industrial and urban need for menial labor. Furthermore, giving the programs a longer read in addition to a “horizontal” read reveals a systematic response to the urban poor within the broader revolutionary context. As democratic ideals confronted the reality of the urban social setting, containing the poor was a traditional mechanism employed to preserve and perpetuate a “market of misery”.

 

Nicolas LYON-CAEN, CNRS (Paris)

Usure et prêt sur gages peuvent-ils définir les misérables ? Le terrain du Paris de l’époque moderne

L’exploitation des difficultés financières des catégories pauvres constitue-t-elle une manifestation spécifique du crédit, avec ses acteurs propres et ses pratiques singulières ? Ou bien n’est-elle qu’une extension de circuits de prêts plus transversaux à l’ensemble du corps social ? Je voudrais essayer de répondre à cette interrogation à travers l’examen précis de l’activité de prêteurs sur gages et d’usuriers du Paris du 18e siècle. Des papiers de police, des archives notariés ou des pièces de procès permettent en effet de dessiner les contours des pratiques de ces acteurs économiques et d’envisager de reconstituer leur clientèle. Il serait ainsi possible de déterminer qui a recours à eux, en vérifiant si les plus modestes partagent leurs prêteurs avec les enfants de bonnes familles patientant après un héritage tardant à venir. Mais il s’agira aussi de comprendre comment travaillaient ces usuriers : quels taux demandaient-ils, les fixaient-ils différemment en fonction du demandeur ? Il serait aussi intéressant d’essayer de comprendre ce qu’ils fournissaient réellement aux emprunteurs : du numéraire ou bien des billets, souscrits par eux-mêmes ou par autres individus. Autrement dit, dans quelle mesure ces prêteurs contribuaient-ils à faire circuler une monnaie fiduciaire parmi les couches les plus modestes de la population parisienne, habituée à manipuler des échelles de valeurs complexes qu’on pense sans doute un peu vite comme apanage des mieux lotis. Une telle démarche permettrait sans doute de repenser les contours de la misère comme catégorie à la fois morale et économique.

 

Célia MAGRAS, Université de Bordeaux

Le suicide des miséreux du XVIIIe au XXe siècle. Une prise en considération progressive

Traiter du marché de la misère du XVIIIème à nos jours n’appelle pas, à priori, de réflexion sur le suicide. Pourtant force est de constater que ce phénomène a longtemps été considéré par la société comme une forme de régulation presque justifiable. Les pouvoirs publics n’offrant aucune solution pour soulager la souffrance des miséreux, pourquoi vivre et souffrir dans la misère lorsque les hommes « trouvent plus doux le trépas » 1 ? De très nombreuses définitions de la misère mettent en avant l’extrême souffrance psychologique de ceux qui la subissent, avant même d’établir les conditions matérielles qui la composent.
Le suicide nous servira de fil directeur pour étudier le phénomène de la misère. Cela nous permettra de l’envisager sous le prisme des émotions – désespoir de celui qui se suicide, indignation puis réaction de ceux qui constatent le drame – pour tenter de «reconstituer la vie affective d’autrefois » 2. Parce que le suicide mène à une enquête des pouvoirs publics, de très nombreuses archives permettent d’étudier les causes et les circonstances de l’acte, parfois à travers des témoignages directs laissés dans les lettres de suicides. En plus de l’extrême dénuement matériel, c’est bien souvent le dénuement psychologique qui conduit à préférer la mort à la vie dans la souffrance. Il faut néanmoins aller au-delà des témoignages directs pour comprendre l’ampleur du phénomène 3. Le suicide pour cause de misère a des origines très anciennes. On en trouve des traces dès l’époque romaine 4. Il est encore d’usage de nos jours. Pourtant, il ne constituait, jusqu’à l’extrême fin du XVIIIème siècle, qu’une conséquence presque négligeable de la misère 5, parfois même une délivrance 6. L’absence d’une prise en charge étatique de la misère conduisait tout naturellement à un désintérêt manifeste pour le suicide des miséreux. Lorsque l’organisation par ordres de l’Ancien Régime est détruite, la masse des pauvres arrive sur le devant de la scène et témoigne de ses souffrances. Pas seulement par des révoltes et des plaintes, mais par des suicides souvent très violents et parfois commis par des familles entières 7. Ces actes choquent l’opinion publique. L’État, pas plus que la société, ne peut continuer à fermer les yeux.
Avant de traiter le phénomène, on commence par le quantifier. À partir de 1825, le Compte général de l’administration de la justice criminelle, nous permet de constater le nombre de suicidés 8, mais il faut attendre 1836 pour que l’on trouve mention des motifs de suicides. Les statistiques démontrent à partir de là que la misère et le dérangement de fortune sont parmi les cas les plus fréquents 9. Cent ans plus tard, en 1932, le Garde des Sceaux constate qu’il « est profondément triste de voir s’accroître le nombre des suicides dû au chômage et à la misère » 10. Grâce aux statistiques, on peut constater que ce type de suicide n’est pas un fait individuel, mais un fait collectif 11.
À partir du milieu du XIXème siècle, il ne faut plus ignorer le drame que constituent les suicides des miséreux. On en trouve de très nombreuses représentations dans la littérature, dans l’art ou dans les journaux avant même d’être étudié scientifiquement par les médecins ou les sociologues. Le suicide des miséreux conduit donc, de manière incidente, à une réflexion sur la misère. Il s’agit de mettre en évidence la prise de conscience collective qui s’opère progressivement. Parce que de tels actes excitent l’indignation et la pitié, il faut une réaction des pouvoirs publics. La première étape fut celle de la constatation de l’ampleur et de la violence du phénomène. Constatation qui provoqua une indignation et une contestation publique. La société toute entière appela à l’aide de l’État pour éviter de tels drames. S’il est impossible de supprimer le suicide en général, lorsqu’il est un symptôme de la misère, il paraît susceptible d’un traitement.

1 PAILLETTE, P., « Les chaînes », BRUANT, A., (dir.), La lanterne de Bruant, Librairie de la caricature, Paris, 1897, p. 19.
2 FEBVRE, L., « La sensibilité et l’histoire. Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? », Annales ESC, n°3 (1941), p.221-238.
3 Ibid.
4 GRISÉ, Y., Suicide dans la Rome antique, Les Belles Lettres, Paris, 1982.
5 COBB, R., La mort est dans Paris, Enquête sur le suicide, le meurtre et autres morts subites, Le chemin vert, Paris, 1985.
6 D’ESTERNO, F.-C.-P., De la misère, de ses causes, de ses effets, de ses remèdes, Guillaumin, Paris, 1842, p. 22.
7 LUAUTÉ, J.P., « Les Suicides par misère à Paris à la fin du XIXe siècle », Annales Médico-Psychologiques, n°174, 2016, p.485-490.
8 Compte général de l’administration de la justice criminelle en France pendant l’année 1835, Imprimerie Royale, Paris, octobre 1837, p. XXVII-XXVIII.
9 Compte général de l’administration de la justice criminelle en France pendant l’année 1836, Imprimerie Royale, Paris, Imprimerie Royale, 1838, p. XXX.
10 Compte général de l’administration de la justice criminelle en France pendant l’année 1932, Imprimerie Nationale, Paris, 1932, XIV.
11  BAUDELOT, C., et ESTABLET, R., « Suicide : l'évolution séculaire d'un fait social », Economie et statistique, n°168, Juillet-Août 1984. Sociologie et statistique. p. 59-70.

 

Lysmée MOBIO, Université Nice côte d'Azur

L’exploitation de la misère enfantine dans les orphelinats français aux XIX et XXème siècle

Cette proposition tente de répondre à la problématique de « l'inscription de la misère dans le système économique » ou «comment la misère engendre une économie particulière, à la fois pour ceux qui la subissent et pour ceux qui en profitent ? ». Il s'agit d’une analyse à travers la population particulière que sont les enfants pris en charge dans les orphelinats français dès la fin du XIXème siècle. La misère est alors double, humaine et économique. Les deux sont liées car il s'agit d'une exploitation déviante d'enfants par ceux ayant pourtant la charge principale d’en prendre soin.
Le terme misère a plusieurs significations. Celle que nous retiendrons est « un état d'extrême pauvreté et d'indigence » ou « une condition pénible de nature physique, matérielle ou morale susceptible d'inspirée la pitié ». Accoler la notion d'économie à celle d’exploitation permet d'avoir une vision plus précise. Il s'agit alors de tirer un profit économique, rémunérateur par le travail de la personne exploitée. Dans le cas étudié, ces personnes sont des enfants, qui travaillant à des tâches difficiles, sans aucunes reconnaissances humaine ou financière ni même aide, se trouvent être dans une situation de misère. Ils sont à la fois pauvres et miséreux humainement. Or une déviation de cette charité chrétienne vis-à-vis des populations féminines précaires trouble la vie sociale de cette République sociale.
Dans un arrêt du 13 juillet 1901 de la Cour d’appel de Nancy, la congrégation des Bon-Pasteur de Nancy, orphelinat pour jeunes filles depuis 1852 est mise en cause. L’affaire dite du Bon-Pasteur a été retentissante dans une période marquée par un anticléricalisme ambiant et la montée de la laïcisation, période qui trouvera son paroxysme sur la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. Cette affaire, a été fortement instrumentalisée. A travers ce procès, est mise en avant l’exploitation de la misère humaine et de la pauvreté. Dès les premières pages de la plaidoirie d’Eugène Prévost, problématique est posée : « Le Bon-Pasteur de Nancy s'est-il conformé à ses statuts ? Est-il resté fidèle à son but : le soin des pauvres, la charité envers les pauvres, soit dans les hôpitaux, soit dans les écoles de charité, soit dans les maisons de refuge ? Ou bien, au contraire, est-il sorti de son objet statutaire au point que « le soin des pauvres » a fait place à une véritable « exploitation » des pauvres, à une véritable «spéculation » sur le travail des malheureux ? » 1. Le prisme de l’histoire du droit permet une analyse à la fois historique, juridique et législative de l’évolution de la prise en compte de l’exploitation économique de ces enfants.
Cependant, cette affaire, aussi retentissante soit-elle, n’est pas la seule ayant mis en cause l’exploitation de la pauvreté et de la misère des enfants dans les orphelinats. Ainsi, diverses affaires ont été mises en lumière tout au long du XIXème et du XXème siècle tel que l’utilisation des enfants dans les orphelinats en Province ou le travail des enfants orphelins et pauvres abandonnés de l’hôpital Saint-Nicolas de Metz au XIXème siècle. C’est là tout l’objet de cette communication qui repose sur des sources imprimées doctrinales et jurisprudentielles démontrant que la justice pénale, dans l’esprit du « Bon juge Magnaud » peut prendre en considération cette « exploitation de la misère ».

1 Prévost (Eugène), Le procès du Bon-Pasteur, plaidoirie de l'arrêt de la cour de Nancy, Paris, Société nouvelle de librairie et d'édition, 1903, p. 7.

 

Settar OUATMANI, Université de Béjaia (Algérie)

La misère en Kabylie après l’insurrection de 1871

En 1871, des centaines de milliers de Kabyles prirent les armes à l’appel du bachagha Mokrani et du cheikh al-Haddad. L’insurrection gagna rapidement d’autres contrées d’Algérie. Un combat en vain puisque l’armée française, après quelques mois, fit taire la voix des insurgés. Une autre répression commença celle de faire payer à la population le prix de leur choix. Comme de coutume, L’administration coloniale visa le secteur le plus sensible chez les Algériens : la terre. Le moyen réclamé par les colons et déjà utilisé depuis la fameuse loi du 31 octobre 1845 fut le séquestre. Au total, 446 406 ha, représentants en partie, les meilleures terres de Kabylie (plaine des Issers et de Sébaou, région côtière), sont versés au domaine de l’Etat et sont utilisés pour créer des centres de colonisation disposant à accueillir les immigrants venus de l’Alsace et la Lorraine. Djilali Sari qualifie cet acte de « la dépossession la plus spectaculaire de l’époque coloniale ». Il y a lieu de rajouter les terres des zones montagneuses qui sont rachetées par les tribus car pour l’administration, elles étaient sans intérêt pour l’économie coloniale. Les insurgés étaient également frappés d’une grande contribution financière sans précédant estimée à 35 millions de francs. Pour payer, certains vendaient tout ce qu’ils possédaient (cheptel, charrues…) ou recouraient à l’endettement.
Toutes ces mesures ne firent qu’aggraver une situation déjà précaire. La Kabylie est connue par la pauvreté de ses sols. La pratique de l’autosubsistance fut une réalité depuis les siècles anciens pour les Kabyles. Avec la conquête française, l’agriculture traditionnelle connu une nette régression avec l’adoption de lois qui visent directement ou indirectement à déposséder le fellah de sa terre (séquestre en 1845, cantonnement en 1851, sénatus consulte de 1863…) sans omettre les effets des expéditions militaires (massacres, destructions de villages…). Il y a lieu de rajouter l’introduction dans certaines régions du capitalisme agraire (œuvre des colons) et l’augmentation de l’impôt. La nouvelle donne qui se présente, à la suite de l’insurrection de 1871, appauvrit de plus en plus le Kabyle et le poussa à chercher la survie ailleurs, en cherchant le salut dans les villes et en allant travailler chez les colons parfois comme khames. Sur un autre plan, si la répression a étouffé pour longtemps toute tentative de soulèvement, une forme de contestation gagna du terrain en l’occurrence le banditisme et en particulier le phénomène du « bandit d’honneur ». C’est l’exemple ici d’Arezki L’Bachir qui, pour contester l’ordre établi, quitta le foyer familial et rejoignit la broussaille. Il défraya la chronique durant plusieurs années. Les premières années de la troisième république consacrèrent la victoire des idées des colons à travers les différentes lois promulguées. Par exemple, la loi Warnier (1873) venue à la suite de celle de sénatus consulte de 1863, ouvrit la voie à de nouvelles concessions de terres au profit des Européens et ce, d’une manière légale. En effet, cette législation décrète la francisation des terres des Algériens mettant fin à toute référence au droit musulman ou kabyle. Les lois suivantes (code forestier de 1874, code de l’indigénat de 1881, loi foncière de 1887…) aillent tous dans le même sens à savoir rendre la vie plus dur aux «indigènes ».
Quelles étaient les conséquences de l’insurrection de 1871 sur le plan social et économique en Kabylie ? Que fait la population pour survivre ? Les nouvelles lois promulguées à la suite du triomphe des colons ont-elles compliqués la vie quotidienne du Kabyle ?
Voici quelques interrogations que nous allons développer dans cette contribution.

 

Gwenn RIOU, Aix-Marseille Université

Misère et/ou prolétariat dans les écrits sur l’art dans Les Lettres françaises (1947-1954)

Le lien qu’effectue Jules Lermina entre misère et travail ainsi que l’opposition qu’il crée entre « Révolution sociale » et misère amène à nous interroger sur la relation qu’entretient le Parti communiste français (PCF) et la misère dans le domaine des arts plastiques. Se revendiquant comme le parti des ouvriers, des prolétaires, des exploités, le PCF cherche dans les années 1940-1950 à assoir son influence sur la création artistique. Le but d’une telle entreprise est indispensable au projet politique du Parti qui est de « substituer à la direction de la bourgeoisie, l’hégémonie, historiquement nécessaire et inéluctable, du prolétariat1.» Il est alors pertinent de s’attarder sur les modalités d’intrusion de cette organisation politique dans le champ artistique et sur la place qu’y occupe la « misère ».  
De par son histoire, son implantation et son organigramme, le PCF est, à cette date, une organisation réellement populaire dont le projet politique est la défense de ceux qui sont le plus touchés par la misère. La tradition théorique (et l’expérience révolutionnaire) de ce parti fait qu’il associe l’ouvrier, le prolétaire – dans un système de type capitaliste – à la misère. Celle-ci est donc vu ici comme un élément corrélatif au prolétariat.
Le travail réalisé par certains peintres proches du Parti communiste après la Libération auprès du prolétariat permettrait de comprendre les rapports qu’entretient le Parti communiste avec la notion de misère dans le domaine des arts. L’analyse stricto sensu de cette production artistique empêcherait de saisir pleinement leur condition de création. En revanche, l’étude des textes sur l’art (comptes rendus d’exposition, discours, textes théoriques, etc.) qui paraissent à cette époque dans Les Lettres françaises (publication proche du PCF) offre la possibilité d’apporter un regard différent sur le contexte de production artistique. Ce dernier est marqué par la volonté du Parti d’imposer (entre 1947 et 1954) le réalisme socialiste comme méthode de création artistique exclusive. Celui-ci encourage les artistes à représenter la « vie socialiste […] non pas simplement comme la "réalité" objective, mais [à] représenter la réalité dans son développement révolutionnaire 2. » On comprend alors que le peintre ne doit pas reproduire l’image d’un prolétariat (sur lequel repose la révolution) misérable et faible mais il doit en exprimer l’esprit de lutte et de conquête. Les travaux d’André Fougeron (Les Parisiennes au marché ; Le Pays des mines), d’Édouard Pignon (L’Ouvrier mort) ou encore de Boris Taslitzky (Les femmes de Denain ; Manifestation au carreau des mines) ne participent pas à la construction de l’image du prolétarien combattant. Pourtant, ils rencontrent un écho auprès des intellectuels communistes.
L’objet de cette communication est alors d’étudier les écrits de Jean Marcenac, Louis Aragon, Léon Moussinac, Laurent Casanova, notamment, qui évoquent cette production artistique mais dont leurs attentes esthétiques oscillent – dans le cadre du réalisme socialiste – entre une représentation quelque fois misérabiliste du travailleur (qui permet néanmoins une dénonciation de ses conditions de vie) et celle d’un prolétariat conscient et organisé qui lui permettrait de sortir de la misère. Plus largement, il s’agit de reconsidérer les rapports qu’entretiennent les communistes avec la misère au moment où le PCF cherche à s’imposer comme le premier Parti de France et non plus comme celui d’une catégorie socio-professionnelle en particulier.

1 Jeanine Verdès-Leroux, « L’art de parti », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 28, juin 1979, p. 35.
2 Andreï Jdanov, « Discours au Premier Congrès des écrivains soviétiques, 17 août 1934 », Sur la littérature, la philosophie et la musique, [1950], Paris, Éditions Norman Béthune, 1970, p. 5.

 

Antoine RIVIERE, Université Paris 8

« Tous les échelons de la misère jusqu’à l’abandon de l’enfant »1. Filles-mères à Paris sous la Troisième République

Entre 1870 et la fin des années 1930, plus de 200 000 enfants sont abandonnés à Paris et recueillis par l’Assistance publique. Dans la très grande majorité des cas, les parents qui se séparent de leur progéniture sont des femmes seules. Pauvres, délaissées par le père de l’enfant, soucieuses de cacher leur faute à leurs propres parents ou sommées par ceux-ci de réparer le déshonneur que leur maternité hors-mariage inflige à la famille, les filles-mères sont conduites à l’abandon par la misère et l’opprobre.
À partir de plus de 3 000 dossiers d’enfants confiés à l’Assistance parisienne sous la Troisième République - dossiers qui permettent l’étude statistique de la situation socio-économique des abandonneuses en même temps qu’ils font entendre le récit de soi que celles-ci livrent dans leur correspondance avec l’administration - cette communication propose d’étudier la vie que mènent ces mères célibataires.
Pour reprendre les termes de l’argumentaire du colloque, ces femmes participent à une économie de la misère, dont la spécificité tient à la fois à leur appartenance à un sous-prolétariat féminin particulièrement vulnérable et à l’impératif du secret. Elles entretiennent le commerce des sages-femmes, qui proposent à celles qui viennent de leur campagne pour dissimuler leur grossesse un service tout compris : hébergement, accouchement discret, dépôt anonyme du nouveau-né à l’Assistance. Privées du soutien de leur famille par l’éloignement géographique ou les nécessités de la dissimulation, elles doivent travailler pour survivre, mais jeunes, sans expériences, sans qualifications ni recommandations, elles peinent à se placer. Celles qui y parviennent doivent se contenter des emplois les plus précaires et les moins rémunérateurs. Quand elles sont domestiques, elles sont employées comme bonne à tout faire dans les familles appartenant aux moins nanties des classes moyennes, qui rognent sur tous les aspects de leur rémunération (gages, hébergement, nourriture) et pratiquent un important turn-over. Quand elles sont ouvrières, elles sont rarement embauchées en usine, mais travaillent à domicile, souvent comme couturières, payées à la pièce et privées d’ouvrage dès que l’activité économique ralentit. Lorsque leurs gains leur permettent d’échapper à la rue ou à l’asile de nuit, elles logent dans les bicoques insalubres édifiées au pied des fortif’ dans les quartiers récemment annexés à la capitale, ou bien s’adressent aux hôtels et garnis les moins chers et les plus sordides, ceux qui n’ont pas le souci de leur réputation et acceptent sans rechigner les femmes seules.
À celles qui refusent de plier sous les coups redoublés de la honte sociale et de la pauvreté et essaient de conserver leur enfant, l’Assistance publique propose dès les années 1880 des « secours préventifs d’abandon », bientôt rebaptisés « secours de filles-mères » par l’habitude administrative et l’usage populaire. Encore faut-il que les candidates à ces allocations trouvent grâce aux yeux de l’administration, car celle-ci distingue, parmi les misérables, telle « mère intéressante et courageuse », susceptible de s’en sortir si on lui tend la main, de telle autre, trop pauvre, trop seule, trop malade, qui « même secourue ne pourrait élever son enfant ». Si ces subsides permettent à celles qui en bénéficient de mettre leur enfant en nourrice et de concilier un temps maternité solitaire et travail, ils se révèlent souvent insuffisants pour tenir un budget structurellement déséquilibré, dans lequel, comme le déplore l’une d’elles, la maigre ressource financière est bien souvent « mangée d’avance ». Or, au moindre retard de paiement, les nourrices, « ces mercenaires », font un signalement à l’administration, qui a tôt fait d’immatriculer le nourrisson au nombre des abandonnés.
La ponctualité des paiements n’est d’ailleurs pas toujours suffisante pour obtenir chaque mois la précieuse « continuation des secours » ; il faut aussi que les inspecteurs de l’Assistance ne trouvent rien à redire sur la conduite ou les fréquentations des mères secourues. Car ce que révèle l’étroite surveillance administrative auxquelles celles-ci sont soumises c’est bien que, derrière le dénuement matériel, l’Assistance redoute toujours la misère morale : délinquance, alcoolisme, mais surtout débauche et inconduite sexuelle. À l’évidence, la mise sous perfusion financière de la misère maternelle est aussi mise sous tutelle de la solitude féminine.
 
1 Toutes les citations sont tirées de dossiers individuels des pupilles de la Seine, conservés aux archives de la Direction de l’Action Sociale, de l’Enfance et de la Santé (DASES).

 

Philippe ROGER, Université Lyon 2

Terre sans pain, la misère réfléchie

On connaît à juste titre Luis Bunuel comme l’un des cinéastes les plus originaux et inventifs qui soient ; vivante, son œuvre de fiction continue à être étudiée. On sait moins qu’il réalisa dans la première partie de sa carrière un film dit documentaire : Terre sans pain. Cette première réalisation de Bunuel tournée en Espagne, en 1933 avec une équipe internationale, connut deux carrières distinctes, avant et après guerre. Dès son tournage, ce film a posé beaucoup de questions. Il s’inscrit dans une époque où la notion de documentaire commence à émerger, et contribue à déplacer ce genre naissant par une série d’écarts progressifs. C’est la lecture attentive d’une thèse de géographie humaine (Maurice Legendre, Las Jurdes, étude de géographie humaine, Bordeaux, Feret & fils, Paris, De Boccard/Champion, 1927, Bibliothèque de l’école des hautes études hispaniques, fascicule XIII) qui décide le cinéaste à entreprendre un film documentaire, consacré au spectacle de la misère, plus particulièrement la misère concentrée dans une région d’Espagne emblématique, nommée les Hurdes. De façon concertée, Bunuel opère des choix de mise en scène liés aux axes principaux de la thèse de Legendre ; il est même possible de considérer ce documentaire atypique comme la première adaptation d’une thèse universitaire au cinéma. Mais Bunuel ne retient pas tout du travail du géographe, il prend dans la thèse ce qui l’intéresse, orientant son film vers un questionnement de la place du spectateur, devant la misère décrite.
Ce que notre intervention voudrait montrer, c’est le caractère prémédité des effets de mise en scène dans un spectacle de la misère qu’on pourrait qualifier de lucidement excessif, effets d’abords visuels (le film fut tourné muet) puis sonores (il fut finalement sonorisé à Paris en novembre 1936). Bunuel ne cherche pas à établir le simple constat d’une situation éprouvante, il construit la place du spectateur en le mettant implicitement en cause. Il montre des images non seulement d’extrême pauvreté, mais il provoque le spectateur-auditeur par des catastrophes répétées, commentées avec une indifférence feinte par un speaker professionnel. Ce faisant, Bunuel entend interroger le statut ambigu des actualités cinématographiques, et plus généralement critiquer la médiatisation d’événements traumatiques, dans le registre de la misère ; la force persistante des choix bunueliens questionne jusqu’à notre rapport présent aux médias. Nous tenterons de comprendre les raisons d’une telle puissance opérant au cœur de ce documentaire.
L’analyse de ce film unique, tant par ses enjeux que par sa mise en scène, voudrait montrer comment Bunuel travaille la monstration de la misère, comment il compose de façon distanciée une symphonie de l’horreur sous forme d’un miroir tendu, pour provoquer des réactions précises chez son public. Terre sans pain peut être compris comme un inventaire des représentations de la misère, tant morale que matérielle, pour un public qui a constamment varié selon les circonstances. On s’attachera à voir en quoi cette remise en cause du spectateur épouse différents aspects, selon les versions du film — on en dénombre une vingtaine à ce jour, fruit des circonstances, des censures, des changements culturels.

 

Sofiane TAOUCHICHET, Université Paris Ouest Nanterre

Les représentations satiriques de la misère. Le cas du Gil blas illustré, entre pathétique et rejet

Mots-clés : pauvreté ; exclusion ; média ; presse satirique ; caricature ; satire.

Les discours politiques à l’égard de la pauvreté et des inégalités exposent des positions ambiguës. « Assistanat » ou « générosité française », « pauvrophobie » ou « l’insurrection de la bonté », le rapport à l’exclusion sociale dans la société française oscille bien souvent entre empathie et défiance. Pourtant, loin d’être inédite, cette attitude s’incarne progressivement au XIXe siècle. En littérature, avec Sans Famille, Hector Malot expose les différents comportements autour de la misère. En retrait dans un premier temps, la représentation satirique de la pauvreté connaît un accroissement au cours du XIXe siècle. Sous la IIIe République, les journaux satiriques liés à la gauche et à l’extrême gauche s’emparent de la question, avec Steinlen ou Grandjouan. La thématique se diffuse dans les périodiques, au-delà des lignes éditoriales ou idéologiques.
Notre proposition ambitionne d’analyser le Gil blas illustré pour cerner les orientations iconographiques du sujet et parallèlement de souligner l’ambivalence autour de l’imagerie de la misère. En effet, au milieu des amours bourgeois, des demi-mondaines ou des flirts de la jeunesse, les planches du Gil blas ménagent une bonne place pour l’illustration de la misère. Les images exhibent le dénuement, la précarité, l’errance des miséreux tandis que, dans une proportion égale, les illustrateurs n’hésitent pas à représenter l'alcoolisme, la violence ou encore l’immoralité des exclus.
Notre proposition ambitionne d’interroger les conditions d’émergence du sujet et du régime de visibilité. Pour cerner l'évolution, il s’agira en premier lieu de retranscrire l’historicité du thème dans la presse satirique. Puis, nous mettrons en lumière les conditions d’émergence du thème dans la culture visuelle. Enfin, nous analyserons l’iconographie satirique de la misère du Gil blas.

 

Bruno TARDIEU, ATD Quart Monde (Paris)

Quand le peuple de la misère devient partenaire social pour une société inclusive
   
Le mouvement ATD Quart Monde a été fondé par un homme issu de la misère, le Père Joseph Wresinski et les familles d’un camp de sans logis à Noisy le Grand.
Nous verrons comment cette rencontre avec « son peuple » lui a permis de comprendre la violence de la misère et du mépris qu’il avait connu dans sa famille et d’organiser les habitants de ce camps pour refuser l’abandon de la société et construire les bases de leur libération. L’existence de la misère était niée à cette époque confiante dans le progrès social.  Avec des volontaires qui peu à peu le rejoignent, ils cherchent à comprendre et faire comprendre la réalité de ce que vivent ces familles, à Noisy puis dans d'autres lieux. Ils font appel à un sociologue, un psychologue, organisent des colloques à l’Unesco, crée un Institut de recherche, organise des séminaires avec des historiens.
Une deuxième étape a consisté à imposer  ce peuple de la misère comme un partenaire social « partout où les hommes débattent de leur avenir. », et sortir le combat contre la misère du champ caritatif pour entrer dans le champ politique. Des cahiers de doléances de tous les quartiers où ATD était implanté sont remis aux pouvoirs publics. C’est à ce moment là qu’ils découvrent les cahier du Quatrième Ordre  de Dufourny pendant la révolution française, tentative de faire entendre la voix des exclus de la citoyenneté naissante.  Ils ont ainsi forgé le nom de Quart Monde, pour remplacer toutes les identités imposées par d’autres familles inadaptées, voire irrécupérables... puis comme des cas sociaux niant une réalité sociale et historique, par une identité positive : celle de personnes voulant être citoyens à part entière et contribuer à la démocratie.  C’était aussi sortir l’action contre la misère de la catégorie caritative pour entrer en politique.  C’est cette même idée qui a amené au concept d’exclusion sociale, forgé également par ATD Quart Monde (1965). Lutter contre l’exclusion sociale appelait à mobiliser des citoyens de tous les milieux pour faire alliance avec les exclus résister partout aux logiques d’élimination ou de mise à part des plus pauvres. La misère est une violence qui réduit ses victimes au silence et les empêchent de transmettre leur savoir y compris à leurs propres enfants. Sans conscience de racines ou d’un passé social et politique, une population ne parvient pas à se comprendre et à prendre place dans le champ politique. ATD Quart Monde a considéré comme une action vitale pour lutter contre la misère que de garder et de rechercher l’histoire des très pauvre sans cesse effacée ou dites par d’autres qui ne les comprennent pas.  Recueillir et recherche cette histoire pour créer une conscience collective  est un des éléments clé de la stratégie pour construire une représentation politique et sociétale. D’autres éléments de cette stratégie sont le partage de la vie quotidienne des populations et des volontaires, l’action collective à la base pour changer les réalités, la construction d’espaces de création d’une parole collective, et d’expression culturelle,  un réseau d’allié qui entend et fait entendre cette parole, obtenir des sièges dans les instances politiques, en France (CES, CNCDH, en Europe et à l’ONU). Par le rapport Wresinki au conseil économique et social en 1987, et d’autres rapporst à l’ONU ont introduit la compréhension de la misère, violation des Droits de l'homme, et de l'indivisibilité des droits économiques sociaux, culturels, civils et politiques. Ce moment a  fait bouger les lignes et les politiques en France par exemple avec la loi d'orientation de lutte contre les exclusions,  la CMU,  la loi de refondation de l’école, la reconnaissance de la discrimination pour cause de précarité.
Une troisième étape de cette stratégie a consisté à permettre à tous les acteurs de la société, y compris l’université,  à changer de perception et d’attitude, à croiser leurs savoirs avec elles pour changer de représentations mutuelles et apprendre à agir ensemble. En juin 2017, à l’occasion du centenaire de Joseph Wreseinski, un colloque international à Cerisy « ce que la misère donne à repenser avec Joseph Wresinski » que j’ai co-dirigé a mis en lumière ce moment Wresinski. Des contributions de chercheurs, d’acteurs de terrains et de personnes en situation de pauvreté a permis la confrontation trop rare de leurs savoirs si différents. Je m’appuierai sur ce colloque ainsi que sur le livre Quand un peuple parle  ATD Quart Monde un combat radical contre la misère (La Découverte, 2015) qui décrit l’histoire d’ATD Quart Monde, tente de décrire certains de ses principes fondateurs et de dire l’étape du combat : faire changer de perception tous les citoyens, acteurs, chercheurs pour qu’ils apprennent à penser, agir, vivre avec les pauvres d’entre eux, plutôt que de penser pour eux, agir contre eux, et vivre séparés d’eux.

 

Ekaterina VINOGRADOVA, Université Grenoble Alpes/Institut public académique de peinture, sculpture et architecture de Saint-Pétersbourg (Russie)

La misère comme fondement artistique dans la construction des identités nationales post-soviétiques

Les Etats post-soviétiques participent à la Biennale d’art contemporain de Venise depuis les années 1990. Ils ont montré, dans les pavillons nationaux, tout au long de leur participation et de manière récurrente, des images de souffrance physique, de misère sociale et de traumatisme politique. Je me propose d’analyser dans ma communication les causes possibles d’une telle insistance sur la représentation de la misère du peuple en les liant aux enjeux politiques, économiques et artistiques qui déterminent, pour ces Etats, leur participation aux foires artistiques internationales.
Ces pays post-soviétiques vérifient, en premier lieu, un phénomène général qui en science politique a été appelé le conflit ou la compétition des victimes. Les victimes sont en compétition pour obtenir une place et un rôle plus importants dans la mémoire sociale. L'historien Martin Sabrov affirme qu'une transformation radicale de la culture politique moderne a eu lieu : en quelques décennies, l'idéal orienté vers un avenir de progrès et de liberté a été remplacé par la célébration douloureuse d’un passé décliné sous une forme victimaire. Une telle transformation s'est accompagnée d'un changement de certains idéaux sociaux caractéristiques de la mythologie communiste : "Au centre de la culture historique moderne n'est plus l'idéal du héros, mais l'idéal de la victime" 1. Le statut privilégié de la victime dans les années 1990 a créé alors de nouvelles formes d'auto-représentation et de politique identitaire : l'Arménie, un pays avec une longue tradition de souffrances depuis le génocide du début de siècle, ou les pays baltes, après l'effondrement de l'Union soviétique, ont construit leur identité sur le rôle de victime, en transformant l'histoire traumatique de la répression stalinienne et de l'occupation soviétique en glorification collective du passé misérable de leur peuple... Des expositions pour la Biennale illustrent visuellement, et avec une ferveur presque religieuse, cette histoire sacrificielle, représentant la résistance à la violence et le destin misérable du peuple comme origine héroïque de la naissance des nations. Sonya Balasanyan, par l’art vidéo, David Kareyan, à travers ses performances, ont illustré les traumatismes endurés par leur peuple. Les pavillons de l'Ukraine ont presque toujours exposé les événements révolutionnaires de leur histoire récente (la lutte pour la liberté de la révolution orange en 2005, la guerre de Donbass en 2015 et en 2017). La célébration des victimes héroïques et misérables fonde une nouvelle conception de l'identité nationale. L'histoire traumatique, encore activement présente dans la mémoire vivante des contemporains, est transformée en objet esthétique et incluse dans le système international des manifestations artistiques.
La participation à la compétition des victimes dans les réseaux internationaux du système artistique global, et à la mise en scène esthétisée de la misère n’a pas qu’un intérêt idéologique, comme fondement identitaire, ou politique, pour asseoir une légitimité. La victimisation s’explique aussi par des enjeux économiques. La Biennale de Venise précède la saison des ventes d'art dans les foires internationales. La bannière « victime » et la dénonciation esthétisée de la misère sociale sont souvent considérées comme des arguments de vente décisifs sur le marché compétitif de l’art international. En même temps, la victimisation est un choix, basé non seulement sur les attentes du marché de l'art, mais aussi sur le désir de libéralisation, de démocratisation de la culture et de reconnaissance internationale par adhésion aux valeurs et aux pratiques esthétiques occidentales. Ainsi, les pays avec des régimes autoritaires tels que la Biélorussie, la Moldavie, partiellement la Géorgie et l'Azerbaïdjan se servent de la peinture classique ou des nouveaux médias de manière romantique pour exalter l’épopée nationale (projet géorgien Kamikaze-loggia, pavillons orientalistes de l'Azerbaïdjan, des expositions collectives de Biélorussie).
Dernier point qui sera développé dans notre communication : il convient de noter que la production d’une identité nationale comme victime collective conduit à l’ethnicisation de la souffrance, ce qui entraîne un dangereux rejet des tendances pluralistes en créant une unité factice qui trouve sa justification dans la mise en scène d’une misère également partagée. En effet, les projets de la Biennale reflètent principalement la politique mémorielle d'auto-définition de la nation. Il peut toutefois exister des projets artistiques qui récusent la politique identitaire établie, à travers la mise en évidence de traumatismes personnels non inclus dans la politique d'auto-revendication. Ces œuvres, en refusant l'accès à la mémoire émotionnelle communautaire, créent un nouveau récit sur la souffrance, qui brise les visées politiques de création d’une unité du peuple fondée sur une souffrance partagée. Ainsi, les œuvres de Diamantas Narkevichus traitent du sujet tabou du génocide juif en Lituanie moderne, les installations de Kristina Normann parlent du problème de l'exclusion de la diaspora russe en Estonie, le projet Isolateur de Mark Raidpere, porte sur la persécution des personnes homosexuels.
Ma communication traitera donc de l’instrumentalisation esthétique de l'image de la souffrance et de la misère célébrant l’unité nationale, avec des objectifs commerciaux, politiques et artistiques, et son possible dépassement.

1 Cité par Assmann Aleida “Plunging into nothingness": the politics of cultural memory”, dans Texts, monuments and the desire for immortality, ed. Andrew Hui, 2009.

 

Michaël VOTTERO, DRAC Bourgogne-Franche-Comté (Dijon)

Les représentations de la misère dans la peinture de la seconde moitié du XIXe siècle

On assiste, au milieu du XIXe siècle, et plus particulièrement sous le Second Empire, à une multiplication de tableaux traitant de la mendicité, de la pauvreté et de la charité, au Salon. Le thème remporte un véritable succès auprès du public et des collectionneurs.
La charité apparaît alors comme l’une des vertus qui dominent dans la scène de genre du Second Empire. La dimension sociale est en effet inhérente au fait religieux qui dicte encore largement les relations de l’homme avec la collectivité. Les scènes de charité au Salon répondent ainsi aux préceptes évangéliques de vêtir ceux qui sont nus, nourrir ceux qui ont faim et abriter ceux qui ont froid. Les œuvres caritatives avaient été remises à la mode par le socialisme chrétien des années 1840, autour notamment de Lamennais et de Lacordaire, puis par la Seconde République et son idéal de fraternité républicaine. La révolution de 1848, ainsi que la crise économique qui en avait découlé, avait marqué les esprits et accentué la pauvreté dans la société. Ainsi, au moment où de Magnitot publie De l’assistance et de l’extinction de la mendicité et Victor Hugo Les misérables, les peintures de genre mettant en scènes les laissés pour compte de la nouvelle société industrielle se multiplient au Salon. Les évocations de la mendicité et de la pauvreté connaissent un véritable succès populaire. L’absence de révolte de ces petites gens et les nombreuses scènes de charité contribue à atténuer la montée de cette pauvreté. Le but, s’il demeure celui d’alerter le public, doit avant toute chose l’émouvoir et le toucher, afin de provoquer chez ce dernier un sentiment charitable.
Certains artistes se font une spécialité de ce thème comme Tassaert que l'on surnomme le « Corrège de la mansarde », ou Cornet qui multiplie les tableaux mettant en scène des mendiants fouillant des tas d'ordures ou mourant dans leurs chambres dépouillées. Une mendicité parfois gracieuse autour de Bouguereau, Cot ou Brun, dont la critique reproche souvent les guenilles de convention et la propreté des modèles. Cette pauvreté quelque peu édulcorée apparaît parfois dans son aspect le plus effrayant dans de célèbres tableaux de la période, choquant le public et la critique. Citons L'aumône d'un mendiant à Ornans de Courbet en 1868 ou les nombreuses toiles naturalistes de la fin du siècle qui font du mendiant un martyr de la nouvelle société industrielle (Pelez, Frédéric...).
Il convient enfin de noter que le pouvoir soutient ce type d’images diffusées au Salon. La distribution du pain de Pils en 1852 souligne ainsi l’effort de l’État envers les plus démunis. L’Empereur s’intéresse personnellement aux questions de mendicité et de vagabondage. Il faut ainsi rappeler sa surprise devant la toile d’Alfred Stevens, Ce qu’on appelle le vagabondage, présenté lors de l’Exposition universelle de 1855, qui conduit à un changement, celui de conduire dorénavant à la Conciergerie les vagabonds en voiture fermée. La peinture devait donc souligner les efforts de l’État en matière de charité. Le Second Empire reprend cet idéal et se préoccupe des classes laborieuse, l’un des principe fondateur du régime demeurant « l’extinction du paupérisme ».
Notre présentation se proposera donc d'analyser ce phénomène en le replaçant dans son contexte politique et social. Nous essayerons ainsi de comprendre cet engouement des peintres et du public pour les sujets misérabilistes au cours du XIXe siècle.
 

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